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Etats généraux de la bioéthique

Publié le Mardi 12 juin 2018 Temps de lecture : 12 mn
À l'occasion des états généraux de la bioéthique, l'Ordre des médecins publie un entretien entre les professeurs Delfraissy, Faroudja et Le Guay.
Le 18 janvier 2018, étaient lancés les états généraux de la bioéthique. Organisés par le Comité consultatif national d’éthique (CCNE), ils ont vocation à recueillir de la façon la plus objective possible l’ensemble des avis de la société sur les grandes questions de bioéthique, en vue de la révision, à la fin de l’année, des lois de bioéthique.

« Quel monde voulons-nous pour demain ? » C’est avec cette interrogation que le Comité consultatif national d’éthique (CCNE) a ouvert les états généraux de la bioéthique. La question est vaste, mais elle illustre parfaitement la complexité de la problématique, à savoir : quel équilibre entre progrès scientifiques et évolutions sociétales ? Quelle limite entre le possible et le souhaitable ?
Les innovations technologiques et médicales se sont considérablement développées ces dernières années, ouvrant la voie à des solutions jusqu’alors inenvisageables. Certaines portent autant d’espoirs pour vaincre des maladies que de risques de dérives.
 

Débats et contributions

Site Web sur lequel chacun a pu s’exprimer, événements en régions, auditions d’experts et comité citoyen, la consultation a revêtu diverses formes pour recueillir le plus d’avis possible. Le périmètre des sujets abordés était étendu, allant au-delà même du programme de la nouvelle loi : cellules-souches et recherche sur l’embryon, examens génétiques et médecine génomique, dons et transplantations d’organes, neurosciences, données de santé et numérique, intelligence artificielle et robotique, santé et environnement, procréation et société, et, enfin, accompagnement de la fin de vie.

Aujourd’hui, la consultation est achevée. Le CCNE est en train de finaliser son rapport exposant les arguments et les différents points de vue portés par la société. En attendant la publication de ce document, le Conseil national de l’Ordre des médecins vous propose un échange de réflexions d’experts sur ces questions éthiques…

832 773 votes et 64 985 contributions ont été postés sur le site des états généraux lors de la consultation grand public en ligne.

La tenue de ces états généraux a mis en lumière un certain nombre de sujets sur lesquels la société est très divisée. Est-il possible de trouver un consensus sur des thèmes aussi sensibles ?

Pr Jean-François Delfraissy
La bioéthique est un équilibre difficile à trouver entre les avancées de la science et leur prise en compte ou non par la société, qui elle-même évolue. Le modèle français est particulier car il passe par une révision de la loi ! Je dirais qu’en fait il y a deux options dans une révision de loi : conserver une loi qui définit précisément des limites et des interdits, ou bien ouvrir davantage les possibilités puis laisser les personnes concernées faire leur choix. Je pense qu’il faut d’abord informer le public. Il est beaucoup plus intéressé par ces questions qu’on ne le pense et, finalement, puisqu’il décide, il a son avis à donner. À partir du moment où on prend le temps d’expliquer, les citoyens sont capables de poser de bonnes questions et ils sont beaucoup plus « sages » qu’on ne le pense. Sur les débats sur la génomique par exemple, j’ai entendu des réflexions riches et de bon sens. Mais il faut être conscient que, quoi qu’il en soit, il y aura des déceptions pour certains concitoyens qui ne se retrouveront pas dans la loi qui sera adoptée après les états généraux. C’est le jeu de la démocratie : les citoyens s’expriment mais, au final, c’est le politique qui décide. Néanmoins, plus les états généraux aboutiront à des positions fortes, plus ils auront été visibles et participatifs, plus il sera difficile aux politiques d’aller à leur encontre.

Dr Jean-Marie Faroudja
Il y a dans ce projet de révision de la loi de bioéthique le souci de répondre à des problèmes anciens, ou nouveaux, qui relèvent à la fois du sociétal et du médical. Mais surtout du sociétal… La pratique des sondages permet d’afficher des chiffres récoltés à vif et souvent sans grande réflexion préalable. Les questions posées d’une certaine façon aux interlocuteurs font que l’interprétation de la réponse est parfois aléatoire. Il serait dommage que ces sondages, aux côtés d’autres consultations plus averties telles que les états généraux organisés par le CCNE, puissent peser face au législateur. Il faut également prendre garde au lobbying des politiques et autres formations qui défendent leurs idées. Ceux qui se penchent sur ces questions sensibles depuis des années, et nous en sommes, butent au quotidien sur des aspects juridiques et humains jusque-là non évoqués ou inattendus. Et même les recours devant les juridictions suprêmes n’apportent pas forcément l’éclairage et les réponses que peuvent souhaiter les médecins. Je pense par exemple aux affaires Lambert, Marwa, Inès…

Damien Le Guay
Tout est là : quelle place accorder à l’émotion dans les sujets bioéthiques ? Faut-il l’entendre et y répondre au cas par cas, au risque de céder sur ses principes éthiques, ou, au contraire, injecter de la raison dans l’émotion pour la remettre dans une perspective éthique ? De toute évidence, sur bien des sujets (GPA, PMA, euthanasie), certains groupes de pression mettent en avant des cas particuliers tous chargés d’émotion pour mieux faire plier les « résistances » et infléchir l’éthique – qu’ils considèrent comme trop « conservatrice ». Par ailleurs, les médias et les politiques, et donc l’opinion publique, sont tous de plus en plus sensibles à l’émotion. L’éthique doit-elle s’adapter à l’émotion ou l’émotion à l’éthique ? De toute évidence, le « consensus » doit tenir compte de nombreux facteurs – les plus pérennes et aussi ceux qui sont le plus en surface, en émotion, en actualité. Et en même temps, le consensus, par principe, doit être un processus de mise en tension entre des demandes et des exigences contradictoires. L’éthique est un art de l’ajustement et non une chambre d’enregistrement des émotions sociétales – qui ont toutes leur légitimité.

Quels sont les sujets les plus chargés en enjeux selon vous ?

Pr Jean-François Delfraissy
Lors de la consultation, les trois thématiques les plus abordées ont été la procréation, la fin de vie et la génomique. Le succès de ce dernier sujet a été une surprise pour moi. Je ne pensais pas qu’il susciterait un tel intérêt parce que la génomique regroupe des notions très compliquées. L’ouverture du diagnostic anténatal et préimplantatoire a été une question qui a passionné les Français. Ils se rendent compte qu’il y a désormais des possibilités diagnostiques, voire même peut-être thérapeutiques, sur des cellules embryonnaires in vitro, mais ces possibilités posent des questions sociétales importantes. En revanche, des sujets ont été moins « populaires », comme l’intelligence artificielle ou le big data. Je peux le comprendre car nous avons un recul beaucoup plus court que sur les autres thèmes. C’est un sujet probablement moins « mature », il faut que le grand public s’en empare.

Dr Jean-Marie Faroudja
Quelques chapitres méritent notre réflexion. Dans le cadre de la bioéthique : la procréation, la recherche sur l’embryon et les cellules-souches, le don d’organes ou de tissus ; et dans le cadre de la déontologie et de l’éthique : la fin de vie, l’euthanasie et le suicide assisté. Autant les questions relatives à l’assistance médicale à la procréation (AMP) font bien partie du domaine des lois de bioéthique, autant celles liées à la fin de vie, si elles devaient être annexées au programme des travaux parlementaires, s’inscriraient dans un autre débat sociétal et éthique auquel nous devrons forcément être associés. Quoi qu’il en soit, il s’agit là de demandes sociétales auxquelles adhèrent et participent certains médecins. Et il faut être bien conscient que l’unanimité ne se fera jamais ni au sein de la société, ni même au sein du corps médical. Devant ces conflits de valeurs, l’Ordre, aussi bien pour l’élargissement de l’AMP que pour la fin de vie, loin de vouloir se poser en moralisateur mais en gardien de la déontologie, en défenseur de l’éthique médicale, devra réclamer pour le médecin le droit de se récuser ou d’exciper une clause de conscience qui devra être inscrite dans la loi. Sur les autres sujets, comme par exemple data et intelligence artificielle, nul doute que les acquis de la science s’imposent désormais avec leur lot d’espoirs, de curiosité et d’incertitudes…

Damien Le Guay
Il nous faut, d’une manière transversale, pour tous les sujets abordés, et avant les solutions médicales, poser une question d’éthique politique : voulons-nous tous ensemble protéger la vulnérabilité, accompagner le fragile, le défendre (y compris contre lui-même) ou, au contraire, faire prévaloir les droits de l’individu sur le sens collectif – celui qui donne sens au monde commun ? Soit un collectif solidaire, soit un individu qui veut affirmer sa liberté sans tenir compte des autres. Telle est la thématique transversale de ces états généraux. Deux exemples illustrent cette polarité. Est-il possible d’imaginer que le « droit d’avoir un enfant » (droit individuel) puisse aller jusqu’à avoir des enfants sans père – par la PMA ouverte aux lesbiennes ou par la « location » du ventre d’une autre femme ? Peut-on aller jusqu’à rompre l’équilibre d’une vie accompagnée jusqu’à la mort par la légalisation de l’euthanasie ? Ces questions-là ne sont pas techniques mais nous engagent tous. Et si le CCNE venait à passer d’une conception solidaire à une conception individualiste, comme il est tenté de le faire, nous ne serions pas dans un aménagement, une adaptation, mais un basculement anthropologique. Ne nous y trompons pas.
« Peut-on aller jusqu’à rompre l’équilibre d’une vie accompagnée jusqu’à la mort par la légalisation de l’euthanasie ? » Damien Le Guay.

En quoi ces états généraux sont-ils déterminants pour les médecins ?


Pr Jean-François Delfraissy
Ces états généraux préfigurent des changements profonds et, pour certains, immédiats pour les soignants, notamment en ce qui concerne le numérique. L’hôpital va être doté de plateformes numériques, le médecin ne pourra plus travailler seul, la formation va être bouleversée… À l’époque où j’étais étudiant, il fallait avoir une mémoire prodigieuse et tout connaître ! Les médecins de demain utiliseront des algorithmes pour établir des diagnostics. On peut imaginer que ça leur laissera plus de temps pour dialoguer avec le patient. Mais cela veut peut-être dire aussi qu’il ne faut plus continuer à ne recruter que des bacs S mention très bien pour exercer la médecine ! Des philosophes, des personnes passées par les sciences humaines et sociales pourront peut-être être candidats. Les aspects relationnels vont peut-être supplanter finalement les aspects techniques qui seront apportés par les bases de données. Je crois que ces états généraux et la nouvelle loi de bioéthique qui en découlera sont l’occasion pour tous les médecins de s’interroger sur les grandes valeurs de notre métier.
« Les médecins de demain utiliseront des algorithmes pour établir des diagnostics. » Pr Jean-François Delfraissy.

Dr Jean-Marie Faroudja
La question qui taraude le corps médical est de savoir s’il faut toujours répondre « oui » aux sollicitations et aux volontés de la société au seul motif que la science le peut. À plus forte raison s’il s’agit de convenances ou de choix personnels et non d’états pathologiques dont la cause est connue et le remède applicable. La loi de Gabor énonce que « tout ce qui est techniquement réalisable se fera ». Il faut donc l’accepter de principe, sans occulter la dimension éthique. Les nouvelles possibilités appellent toujours des interrogations et parfois des craintes. Les ciseaux moléculaires, par exemple, pourraient être utilisés pour corriger les imperfections de la nature, ce qui est un progrès extraordinaire, mais aussi pour modifier le génome dans la recherche de la perfection. Cette perspective de dérive eugéniste n’est pas acceptable. Quoi qu’il en soit, le rôle de l’Ordre sera toujours de rappeler les principes déontologiques (respect de la personne et de sa dignité, information, consentement, accompagnement, refus de provoquer délibérément la mort) et éthiques (respect de l’autonomie, bienfaisance, non-malfaisance, équité et justice).
« Le rôle de l’Ordre sera toujours de rappeler les principes déontologiques et éthiques » Dr Jean-Marie Faroudja. 

Damien Le Guay
La médecine est un art délicat du soin des personnes et de la réparation des corps. Aujourd’hui plus qu’avant, les médecins sont confrontés à un risque de fatigue éthique. Ils ne savent plus bien comment faire face en conscience à l’accroissement de la puissance technique. Avant, la nature donnait des bornes, des interdits, des impossibilités. Les médecins luttaient en deçà de la frontière entre la vie et la mort. Aujourd’hui, en fin de vie, dans bien des cas, ils sont sur la frontière ou même au-delà. Un paradoxe est apparu : ils n’arrivent pas à trouver des solutions éthiques aux problèmes que les moyens techniques surpuissants leur donnent. Puissance de réanimation ; puissance de maintien des corps dans un entre-deux qui pourrait ne pas finir. Alors, pour n’être plus « naturelle », la mort procède, de plus en plus, d’une « décision médicale ». Un défi s’impose : comment renforcer l’éthique en même temps que la puissance médicale ? Cette montée en puissance éthique est indispensable pour éviter une démission éthique – d’une éthique en situation grâce au plein exercice d’un jugement humain. Trois perspectives résulteraient de cette démission : soit s’en remettre à des protocoles prévus par avance et valables pour tous ; soit mettre le médecin de côté et s’en remettre à la seule volonté des malades – via une extension des directives anticipées et des « droits » des malades ; soit (via l’intelligence artificielle) laisser les machines « réfléchir à notre place » et s’emparer du jugement éthique des médecins.